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La complexité est au premier rang parmi les vrais défis de la gestion de projet (Crawford et al 2006). Elle a modifié notre vision du monde des sciences dans tous les domaines, y compris les sciences sociales (Tyson 1998). Si les projets ont toujours été complexes (Frame 2002) et que leur complexité s'accroît (Williams 1999), les recherches relatives à la complexité y sont peu nombreuses, bien que l'on observe un intérêt croissant pour le sujet (Cooke-Davies 2007). Nous allons dans cette section dresser un état des lieux de la complexité en gestion de projet.

Baccarini définit la complexité de projet comme plusieurs parties diversifiées, inter-reliées et que l'on peut opérationnaliser en terme de différenciation et d'interdépendance. "It is proposed that project complexity be defined as consisting of many varied interrelated parts and can be operationalized in terms of differentiation and interdependency" Baccarini (1996)

La différenciation correspond au nombre d'éléments différents tels que les tâches, les ressources, les composants, leur interdépendance ou connectivité ainsi que le degré d'interrelations entre ces éléments. Pour Baccarini, il est important de qualifier le type de complexité dont on parle, il distingue à ce titre la complexité organisationnelle de la complexité technologique. À l'intérieur de cette complexité organisationnelle on trouvera une complexité liée à la différenciation et une complexité liée à l'interdépendance. Une organisation complexe est composée de parties distinctes et plus le nombre d'interdépendances entre ses parties est importante plus l'organisation est complexe.

Deux dimensions sont définies :

  • La différenciation verticale relative à la profondeur de la structure hiérarchique de l'organisation, unités, départements, etc...
  • La différenciation horizontale qui se définit de deux façons, les unités organisationnelles soit le nombre d'unités, de départements etc... et la structure des tâches qui reprend la division du travail et des spécialisations individuelles. La complexité organisationnelle par spécialisation sera mesurée en fonction du nombre de spécialisations et de leurs interdépendances nécessaires à l'accomplissement du travail.


Baccarini décrit ensuite la complexité technologique comme le processus de transformation qui convertit des intrants en extrants, par l'utilisation de biens matériel, de techniques, de savoirs et de capacités. On voit ici apparaître avec les intrants et les extrants des notions de systémique dont nous reparlerons dans la section suivante. Comme pour la complexité organisationnelle, différence est faite entre différenciation et interdépendance.

La complexité technologique par différenciation est relative à la diversité de certains aspects de la tâche, que sont le nombre et la diversité des intrants et ou des extrants, le nombre d'actions séparées et diverses ou de tâches pour la production de produit final d'un projet, le nombre de spécialités impliquées dans un projet. La complexité technologique par interdépendance prend en compte les interdépendances entre tâches, dans un réseau de tâches, entre équipes, entre différentes technologies, et entre intrants.

Dans l'optique de Baccarini, la complexité est essentiellement caractérisée par la différenciation et les interdépendances, c'est à dire par la présence de multiples parties interreliées. Il propose en conclusion de la "gérer" par l'intégration soit, la coordination, la communication et le contrôle. Si la multiplicité des parties et leurs interrelations sont des caractéristiques de la complexité, d'autres composantes doivent être prises en compte. Nous verrons qu'il ne peut s'agir que de complication car la différence entre compliqué et complexe se trouve dans la nature des relations entre les parties (Maylor et al 2008).

C'est ainsi que Williams ajoute à la différenciation (nombre d'éléments) et l'interdépendance (entre éléments) regroupées sous le nom de complexité structurelle, l'instabilité des suppositions sur lesquelles les tâches sont basées soit la notion d'incertitude qu'il reprend de Jones (1993) (Williams 1999) et en suggère deux types, l'incertitude d'objectifs et l'incertitude de méthode. Notion d'incertitude soulevée par Baccarini mais écartée comme un concept distinct de la complexité (Baccarini 1996 p.202). Williams et Baccarini insistent cependant tous deux sur la nature des interdépendances et s'appuient sur Thompson (1967) qui en identifia trois types, groupées (pooled) où chaque élément contribue discrètement au projet sans s'occuper des autres éléments, séquencielle (sequencial) où les extrants d'un élément deviennent les intrants d'un autre élément et réciproque (reciprocal) où les extrants d'un élément A deviennent les intrants d'un élément B et où les extrants de B deviennent les intrants de A. Ce sont ces interdépendances réciproques qui accentuent le plus la complexité mais aussi l'incertitude des objectifs pouvant entraîner des changements qui une fois apportés eux-mêmes augmentent la complexité structurelle voir la complexité du produit donc du projet dans son ensemble (Williams 1999). Nous développerons plus avant cet aspect lorsque nous traiterons de la récursion avec Morin.
Williams souligne enfin, que les techniques traditionnelles de gestion de projet sont inefficaces face à des projets complexes mais qu'au delà des données purement quantitatives nous devons intégrer des idées plus soft. D'ailleurs d'autres écrits récents appellent à une prise de conscience et soulignent qu'il est nécessaire en gestion de projet, dans la continuité des sciences pures de devenir plus flexible en incorporant des méthodes qui étudient autant les objets (les hommes) qui travaillent ensemble sur des projets que les idées qu'ils trouvent utiles du fait de travailler de la sorte. (Cooke-Davis 2007-p.56). Nous comprenons ici que les outils traditionnels de gestion de projet ne suffisent plus à mener à bien des projets dont la complexité s'intensifie.

Jaafari corrobore les propos de Williams en disant que le modèle contemporain de gestion de projet ne peut pas répondre aux défis de la complexité environnementale et qu'un changement de paradigme est nécessaire afin de remettre en question l'approche traditionnelle basée sur un monde ordonné et prévisible. Il soutient que les projets sont soumis à une complexité environnementale et à une complexité de projet sources de changement et d'incertitude (Jaafari 2003). Shenhar et Dvir ajoutent que le succès vient de l'ajustement du projet à l'environnement, à la tâche, et à l'objectif, plutôt que de l'obligation de suivre une série de procédures et appuient eux aussi un changement de paradigme en gestion de projet, une approche adaptative où la planification n'est pas rigide, fixe ou gravée dans la pierre. Au contraire, la re-planification est souvent appropriée voire obligatoire (Shenhar et Dvir 2007 p.10-11).

Jaafari propose ensuite quatre modèles de gestion de projet, ad-hoc, bureaucratique, normatif et créatif/apprenant (creative-reflective) avec pour objectif de guider la formation des professionnels ainsi que leur approche de la planification et de la gestion de projets, de programmes et d'unités d'affaires.

Le type 1 - Modèle ad hoc, représente l'époque où l'approche systémique en gestion de projet n'était pas reconnu et que les organisations utilisaient des méthodes ad hoc pour parvenir à leurs fins.

Le type 2 - Modèle bureaucratique, une approche commune au secteur public, elle est une réponse aux échecs de l'approche de type 1 causés notamment par une augmentation de la complexité. Elle se traduit par une influence forte sur les livrables par l'imposition de contrôles bureaucratiques souvent réductionnistes. On cherche alors à se conformer à la bureaucratie plutôt que de réaliser des résultats optimaux.

Le type 3 - Modèle normatif, un modèle contemporain basé sur les meilleures pratiques (best practices). C'est cette approche que met en avant les corpus de connaissances ou BOK (Body Of Knowledge).

Le type 4 - Modèle créatif-apprenant, qui se base sur le principe d'auto-organisation. Un modèle conçut pour des projets complexes, exposés à l'incertitude et au chaos.

Dans un second article, Jaafari caractérise une société complexe et ses relations avec la gestion de projets (Jaarafi 2006). Ces caractéristiques émanant de la systémique et de la pensée complexe sont: les notions de système ouvert, de chaos, d'auto-organisation et d'interdépendance. La société complexe est représentée comme un réseau de systèmes ouverts (nous y reviendrons dans la section suivante sur la systémique) interreliés sujet à instabilité et en perpétuelle évolution. Elle est soumise à des incertitudes (chaos) qui défient les méthodes classiques de gestion basées sur la planification ordonnée et le contrôle (Jaarafi 2006). Planification rendue difficile voire impossible par un accroissement des interdépendances. C'est pourquoi dans une société complexe, la tendance est à l'auto-organisation, Jaafari parle d'un processus autocatalyste (autocatalytic process). Cette auto-organisation évolue en sens contraire à la hiérarchie, c'est à dire du bas vers le haut. Les unités organisationnelles se créent de façon organique sur l'apport et les compétences des acteurs, la synergie, la flexibilité et le travail d'équipe. (Jaarafi 2006)

Si nous appuyons le nécessaire changement de paradigme d'un modèle déterministe vers un modèle constructiviste, nous soulignons que pour Jaafari la complexité est "réductible" allant jusqu'à dire la capacité intellectuelle pour la réduction optimale de la complexité est la plus importante compétence d'un professionnel au 21ème siècle (Jaafari 2003). Même s'il est possible que l'auteur l'emploi dans le sens d'armer le gestionnaire pour affronter la complexité et la "réduire", nous préférons à ce verbe, celui de "composer" que nous justifierons dans la section sur la pensée complexe.

Pour armer le gestionnaire, Geraldi et Adlbrecht proposent une catégorisation de la complexité de projet en 3 groupes qu'ils qualifient en anglais de patterns of complexity, que nous traduisons par les traits de la complexité, et qu'ils définissent comme le contexte de complexité minimum gérable d'un projet. Ces 3 groupes sont: la complexité de croyance (complexity of faith), la complexité de fait (complexity of fact) et la complexité d'interaction (complexity of interaction), dont sont déduites 10 caractéristiques (Geraldi et Adlbrecht 2007).

La complexité de croyance développe l'idée d'incertitude, reliée à l'unicité de la chose créée, du nouveau, à des dynamiques tel que l'émergence de nouveaux problèmes liés à des changements, à des variations, situation incertaine dans laquelle on ne sait pas si les livrables d'un projet vont aboutir, mais on croît ou on prétend croire en la réussite.

La complexité de fait reflète la multiplicité des parties interdépendantes et s'apparente à la complexité structurelle. Le défi étant ici de conserver une vue holistique du problème et de ne pas se perdre dans quantité de détails factuels.

La complexité d'interaction, caractérisée par la transparence, la multiplicité de références (internationales, multidisciplinaires) et l'empathie. Geraldi et Adlbrecht en créant ce groupe distinct de l'idée d'incertitude et de multiplicité des parties interdépendantes soulignent l'importance de la culture source de bien des frictions et trop souvent négligée. Chaque acteur est en effet partiellement conditionné par ce que Geert Hofstede appelle le "software of mind", programme mental émanant de l'environnement social dans lequel la personne a évolué, famille, voisinage, école, groupes de jeunes, lieux de travail et communauté de vie. (Hofstede 2005 p.3).

Dans un exercice plus récent de catégorisation, Maylor et al (2008) proposent un modèle empirique de complexité de projet qui intègre lui aussi l'aspect culturel. Ce modèle se base sur les résultats d'un groupe de travail de plus de 100 gestionnaires ce qui lui donne une certaine légitimité. Il en est ressorti que la complexité structurale et multi-faces se décompose en trois catégories:

  • les parties-prenantes caractérisées principalement par leur nombre, par des agendas cachés, par des conflits d'intérêt, et par des priorités divergentes
  • l'organisation caractérisée principalement par des différences de fuseaux horaires et une dispersion géographique
  • le projet caractérisé principalement par des interdépendances entre projets concurrents source de conflit pour obtenir des ressources, la nouveauté, les différences culturelles et l'expérience des membres de l'équipe, la transdisciplinarité et la difficulté à définir la vision, les objectifs et les critères de succès.

Apparaissent de plus des interactions entre les catégories précédentes de complexité structurelle. En effet, si l'on catégorise pour mieux comprendre, on ne peut considérer chaque catégorie séparément sans tenir compte de son influence sur les autres et de celles des autres sur elle, ce que que Maylor et al appellent la nature dynamique de chaque élément, on retrouve ici les interdépendances réciproques de Thomson (1967).

Tableau 2.1: Synthèse de la revue de littérature sur la complexité en gestion de projet

DatesAuteursContributions
1996BaccariniComplexité = de nombreuses parties diversifiées en interdépendances
1999WilliamsComplexité = de nombreuses parties diversifiées en interdépendances + incertitude
1967ThompsonLa nature des interdépendances influence le niveau complexité
2003/2007Jafaari/ShenharNécessaire changement de paradigme
2006JafaariVers une société qui s'auto-organise
2007/2008Geraldi et Albrecht/Maylor et alVers une typologie de la complexité en GP

Pour conclure, nous soulignons que l'objectif principal des chercheurs aura été de donner à la complexité en gestion de projet un cadre de référence pour mieux la définir. À la lecture des travaux de Geraldi et Adlbrecht (2007) ou de Maylor et al (2008), il semblerait que nous approchions de ce cadre. Toutefois, nous pensons qu'il est possible d'explorer d'autres concepts élaborés par les développeurs contemporains de la systémique et de la complexité pour nourrir nos réflexions en gestion de projet. Pour comprendre la complexité, nous étudierons tout d'abord la pensée cartésienne et la systémique afin d'en établir les apports et les limites.

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